
- Bernard, votre travail semble construire un langage visuel dans lequel des lignées spirituelles disparates, chrétiennes, taoïstes, hindoues et chamaniques, ne se contentent pas de coexister, mais dialoguent avec elles. Comment concevez-vous la peinture comme lieu de convergence de ces traditions, et que ressentez-vous comme révélateur de cet espace de rencontre syncrétique ?
Elles peuvent sembler disparates pour ceux qui pensent que les religions sont des créations humaines. Mais pour ceux qui, comme moi, pensent que toutes les religions sont des créations divines, elles ne sont pas disparates. Elles ont la même source et les mêmes ressources. Comprendre c’est relier, aussi les liens deviennent fondamentaux. Ainsi Jésus n’a jamais renier la Torah, le lien n’est pas rompu. Bouddha n’a jamais renié les Védas, le lien n’est pas rompu. Enfin, pour moi, l’hindouisme est monothéiste car les Védas nous enseignent qu’« il existe un seul être suprême : Krishna ». Dans mon imaginaire Dieu est multiforme et sa création est fractale.
En conséquence je cherche les points communs réconfortants et je les illustre par mes peintures. J’ai toujours illustré mes idées par des schémas ou des dessins accompagnés par un bref résumé. Cette méthode me convient pour apprendre, comprendre et communiquer. J’ai un esprit plus synthétique qu’analytique. Ecrire un texte de plusieurs pages me lasse.
Pour finir sur ce point, nos consciences nous parlent de manière symbolique et visuelle. Je cherche à communiquer aux consciences des visiteurs. Mes peintures sont donc parfois des illustrations oniriques et symboliques.
A titre d’exemple, j’ai réalisé quatre tableaux pour illustrer les quatre valeurs spirituelles fondamentales. Ces quatre valeurs sont communes dans la Torah et dans les Védas. Pour être exact, les védas en mentionnent une cinquième, la non-violence, qu’on peut considérer comme sous-jacente. Puis j’ai fait un lien entre les quatre principales étapes d’une existence et ces quatre valeurs fondamentales pour obtenir : enfance et justice, jeunesse et amour, famille et vérité, vieillesse et paix.
J’espère ainsi montrer que la spiritualité nourrit notre quotidien. Ce ne sont pas des concepts farfelus, mais des concepts applicables dans la vie de tous les jours. C’est une connaissance qui complète nos pratiques religieuses. C’est notre humanité commune.
- Vous avez décrit chaque tableau comme un réservoir d’énergie bienfaisante, suggérant que l’acte de peindre est à la fois esthétique et métaphysique. Pourriez-vous nous expliquer comment l’intention, le rituel ou la pratique méditative façonnent votre processus créatif, et comment imaginez-vous que le spectateur puisse absorber ou être transformé par l’énergie de vos toiles ?
Il faut commencer par comprendre la singularité de mon travail. Une œuvre est composée d’une image, d’un titre et d’une description. Une triade donc. Au début était le VERBE. Dans les grandes traditions spirituelles, Torah ou Vedas, on constate l’importance pour de Divin de nommer. Nommer c’est créer. Donc, dans un processus de création l’homme nomme et donne un titre.
La description est tout aussi fondamentale. Courte et intentionnellement incomplète, elle incite le lecteur à approfondir le sujet, à se laisser surprendre, à se questionner. Elle est comme un chuchotement à l’oreille.
A notre époque d’intense zapping, submergés par un flot ininterrompu d’images, nous avons besoin de nous arrêter, de prendre le temps de regarder.
Nommée et décrite, l’image, souvent, nous surprend. A chacun d’établir des liens entre son vécu et ce nouveau venu. J’aime comparer mes images aux drapeaux à prières des tibétains. Je souhaite qu’ils se dispersent partout, porteurs de bribes de sagesse spirituelle et d’espérance.
Tant qu’à mon processus de création il est toujours changeant mais toujours précédé d’une profonde méditation. Ce qui est stable et commun, c’est ma volonté de partage d’une œuvre bienfaisante. Parfois le titre vient en premier, d’autre fois c’est l’image ou la description. L’œuvre existe quand la triade est complète.
Les spectateurs qui regardent et lisent les triades ont une opportunité de changement. Pour bénéficier de l’apport énergétique des œuvres il est bien sûr préférable d’être en leur présence. Comme pour les êtres humains. Toutefois, si le visiteur joue le jeu et se laisse emporter dans une autre dimension, il peut entrer en contact avec l’image de l’œuvre. Un chaman nous a dit « ne laisse pas ce que tu sais déjà faire obstacle à ce que tu pourrais savoir ».
Toutes nos créations sont imprégnées de nos intentions et de nos émotions. Pour mes créations yang, de l’intérieur vers l’extérieur, je veille à mon état intérieur et je récite souvent des mantras avant de me lancer. Pour les œuvres Yin, de l’extérieur vers l’intérieur, je fais le vide. Une sorte d’auto hypnose pour accueillir, percevoir, ressentir l’intelligence supérieure. Une des difficultés est d’accepter les imperfections et comprendre qu’elles décrivent notre humanité.
- Tout au long de votre œuvre, une interaction dynamique d’opposés tels que la lumière et l’ombre, le silence et la musique, l’immobilité et le mouvement rappelle le rythme taoïste du Yin et du Yang. De quelle manière cette dualité guide-t-elle vos compositions, et comment vos années d’exploration spirituelle, du rituel catholique aux ashrams en Inde, ont elles approfondi votre sens de l’équilibre au sein de la surface peinte ?
Quand on me parle d’équilibre je deviens taoïste. Longtemps j’ai utilisé le yin et le yang de manière statique en ignorant le juste milieu. Les choses étaient soit yin soit yang, mon monde était binaire. Ainsi l’informatique binaire semblait me donner raison. Mais maintenant j’ai admis que l’informatique quantique est véritablement taoïste.
C’est la pratique régulière de la méditation qui m’a fait comprendre un TAO plus dynamique. J’ai compris que toutes nos pensées, paroles et actions étaient polarisées. Ainsi je parle d’attitude Yin ou d’attitude yang.
Je me suis alors rendu compte, après cinq ans de pratique artistique, que ma démarche était essentiellement Yang. Partant d’une idée, d’une parole ou d’une lecture je cherchais à la rendre visible et peut-être plus compréhensible, attitude yang donc. Il me fallait trouver une attitude Yin pour équilibrer ma démarche dans le mouvement.
Les pré-études sur papier sont ainsi nées. Pour elles par de dessins ou d’esquisses préparatoires, il s’agit d’instantanéité, d’immédiateté. Un total lâcher prise. Pas de reprises ou retouches, juste parfois des traits au marqueur. Ces œuvres à l’huile sur papier sont toutes encadrées de manière identique sous plexiglas. Des années plus tard, j’ai complété par des peintures sur verres et sur bois sculptés.
- Vos peintures mettent souvent en scène des figures à la fois mythologiques et intimes, saintes et quotidiennes, comme si elles habitaient un théâtre d’allégorie et de mémoire personnelle. Comment abordez-vous la figuration comme grammaire symbolique et témoignage personnel, et quel rôle joue la narration dans ce double registre de votre art ?
Vous avez compris que j’ai été un enfant négligé par ses parents et ignoré par les adultes, sans pour autant en avoir souffert. J’ai toujours eu le sentiment de venir d’ailleurs et d’être parachuté. Dés que j’ai découvert les principes de la réincarnation cela m’a réconforté. Pour moi la réincarnation est une évidence. Dans mon enfance donc, aussi loin que je puisse me souvenir, j’avais l’habitude de prier. Mon imaginaire était peuplé d’êtres que j’aimais et que j’appelais par leurs prénoms. J’ai toujours ressenti une familiarité respectueuse avec le sacré. J’aimais me réfugier dans les églises, seul et en silence, tout comme de nuit au bord de l’océan.
Mes tableaux sont toujours à l’extérieur et je pense que c’est lié à mon enfance où je n’avais qu’une paillasse pour dormir dans un coin. L’extérieur est ma maison.
Quelques tableaux illustrent la réincarnation et beaucoup de visages sont multiformes. Car nous portons la mémoire de toutes nos existences passées. Je précise ici que j’appelle une vie, l’ensemble de nos existences. C’est une façon de concilier les Védas et les évangiles.
Ma personnalité et mon enfance m’ont fait chérir la discipline et fuir toute obéissance. La discipline est intérieure et vertueuse, l’obéissance est extérieure et dangereuse. Les guerres, les génocides, l’esclavage etc. sont des conséquences de l’obéissance.
Quand j’ai ressenti le besoin intime de réaliser une série sur les évangiles, j’ai pensé au chemin de croix catholique chrétien. Malheureusement sept stations, au moins, ne sont pas mentionnées dans les évangiles. Je me suis donc concentré sur les étapes importantes et symboliques. Tout particulièrement les trois annonciations qui sont, à mon humble avis, la véritable création divine d’une nouvelle religion : la chrétienté. Je tiens à rappeler que je respecte toutes les religions, les dogmes et les croyances. J’exprime ici une vision personnelle et artistique.
- Ayant grandi à Royan, une ville reconstruite après des destructions répétées, et ayant voyagé à travers l’Himalaya à la recherche de sages, vous avez vécu au milieu de cycles de ruine et de renouveau. Comment cette expérience de vie se manifeste-t-elle dans votre pratique visuelle, et l’exubérance de votre palette pourrait-elle être interprétée comme une affirmation de la résilience, de la capacité de la vie à se régénérer constamment ?
Le vivant et toute création de manière générale commencent par un déséquilibre. C’est devenu mon intime conviction. Le froid et le chaud vont générer des tempêtes. La faim et la proie entraînent la suppression d’une vie pour prolonger l’autre. Le manque d’amour nous rend mendiants d’amour. L’appétence spirituelle non satisfaite nous pousse à entreprendre une quête continuelle…
Tout déséquilibre produit un mouvement. Et le vivant est mouvement. Les cycles, les rythmes, les périodes, les étapes sont des mouvements.
Ceci dit, je me suis interrogé sur le déséquilibre à l’origine de mon activité artistique. En effet, j’aurais pu me contenter d’une étude spirituelle constante et silencieuse. Mon déséquilibre vient du besoin si humain de partager. Et j’ai constaté que ni mes proches, ni mes amis, ni mes voisins partageaient mon appétence spirituelle et artistique. Nous sommes en perpétuel changement et notre entourage a souvent une image de nous trop figée et stable. Dans les évangiles, une citation de Jésus m’a mis en mouvement. « Nul ne peut être prophète dans son pays ni même dans sa propre famille ». Ma démarche artistique était née en acceptant l’incompréhension ou l’indifférence. Nous vivons une époque formidable car nous pouvons partager et communier avec des inconnus du bout du monde.
Récemment, j’ai fait une série de diptyques asymétriques que j’ai appelé « les marches », qui illustre aussi cet aspect de déséquilibre et de mouvement.
Au sujet des couleurs vives, effectivement cela peut être vu comme un hymme au vivant. Il me faut préciser ici que je n’utilise que la peinture à l’huile. C’est une question d’élément, le feu et pas l’eau. Le feu, élément primordial, qui irradie et participe à l’énergie bienfaisante. J’aime que les couleurs chantent.
- Les animaux reviennent dans vos peintures : chats, singes, oiseaux, scorpions, tantôt comme compagnons, tantôt comme témoins allégoriques. Les considérez-vous comme des métaphores, des messagers ou des présences autonomes, et comment façonnent-ils l’écologie de vos univers peints ?
Un sage m’a dit que mon enfance était marquée par la solitude, l’humiliation et la peur. Un chat errant adopté en cachette, les chiens des voisins pour les escapades de nuit, m’ont témoigné un amour inconditionnel. J’ai toujours vu beaucoup d’amour et d’humanité dans le regard des animaux domestiques que j’ai croisé. Ces relations avec les animaux et le sentiment profond de la puissance et de la présence des éléments m’ont construit un monde vivant et habité par une intelligence supérieure. Seule l’intelligence peut créer de l’intelligence. Sans aucun enseignement d’adultes ni modèles, je suis né croyant de naissance.
Mes études spirituelles ont enrichi ma relation avec les animaux : La plupart des symboles des signes astrologique et alchimiques sont des animaux. Ganesh l’homme à tête d’éléphant me parle.
Je souffre de voir la disparition rapide de nombreuses espèces. Je rêve d’un monde où une place importante serait rendue au monde sauvage. L’homme a une place mais pas toute la place. Dans certaines œuvres, j’ai essayé de montrer que ce sont nos égos, et donc l’appropriation qui sont la principale source de nos problèmes. Il faudrait enseigner cela et comment maîtriser égos et colères. Montrer à quel point l’orgueil rend bête.
- Votre utilisation de couleurs saturées et de contours audacieux évoque à la fois l’intensité sacrée du vitrail et l’immédiateté des langages graphiques contemporains. Comment gérez-vous la tension entre tradition et modernité, et considérez-vous votre travail comme une tentative de faire disparaître les frontières entre art et langage vernaculaire ?
Je n’aime pas les classements, les frontières et les comparaisons. Je ne sais pas dire si ce que je fais peut être considéré comme de l’art contemporain. J’exprime un singularité de forme et de fond. Singularité née de cette conscience permanente de la présente d’une intelligence supérieure. Comme déjà dit, comprendre c’est relier. Je cherche les liens, les points communs, les similitudes. C’est un quête intemporelle. J’aime parler de « noûs ».
Pendant 50 ans je me suis nourri des images de multiples maîtres en peinture. Souvent je les appelle par leurs prénoms, une familiarité respectueuse dont j’ai besoin. Quand je dois décider si un tableau est fini ou pas, je demande souvent l’avis de Pablo ou Maurice, Henri ou Shaïm, Nicolas ou Francis, etc. Sans avoir l’audace et l’orgueil de me comparer à eux, j’espère qu’il y a une certaine continuité avec mon travail partagé. En tout cas ils sont toujours présents.
- L’océan semble imprégner votre vie et votre œuvre, que ce soit dans vos méditations d’enfance au bord de l’eau ou dans les rythmes des marées implicites dans vos peintures. Comment concevez-vous l’eau comme thème et comme forme, et considérez-vous l’océan comme une métaphore de l’inconscient, de l’infini ou de l’abîme divin ?
Merci pour cette belle question.
J’aime rappeler que l’eau est née du feu et qu’il y a du feu dans l’eau. La science nous apprend que l’eau est le deuxième élément dans l’ordre d’apparition après le Big Bang.
Rien n’arrête l’eau, on peut juste la freiner, la ralentir. Elle purifie, elle dissout, elle imprègne.
Nous sommes constitués d’au moins 80% d’eau. Pourquoi ne se dissout on pas quand on se baigne ? Cette question est longtemps restée sans réponse pour moi. J’ai maintenant compris que l’eau a de multiples états et de multiples propriétés plus ou moins connues.
Oui je vois l’océan comme une manifestation et une présence divine. Il me fascine et me rassure, il est vivant et toujours présent en moi. Dans ma jeunesse j’ai été submergé par une énorme vague. J’aurais pu mourir. Un chaman m’a appris qu’il s’agissait d’une épreuve symbolique. Jamais l’océan ne sera une menace pour moi.
- Nombre de vos tableaux portent des titres aphoristiques tels qu’Aimer c’est connaître, Donner c’est recevoir, Prendre c’est perdre, qui fonctionnent comme des axiomes spirituels. Quel rôle joue le langage dans votre pratique, et considérez-vous les titres comme des textes parallèles qui encadrent l’interprétation, ou comme des distillations d’essence qui n’émergent qu’une fois l’acte de peindre achevé ?
Je voulais démontrer que les lois et les équations peuvent, et doivent, aussi s’exprimer en dehors du langage mathématique. Les équations mathématiques ne sont que des relations. « Relier masse, énergie et vitesse de la lumière » n’est pas plus étrange que relier « planète, métaux et traits de caractères ». Je répètes encore ici que j’ai un grand respect pour les sciences et la démarche scientifique. Il me semble que le langage mathématique s’applique au monde physique, le monde limité. Le VERBE s’applique à toutes les dimensions.
J’ai donc créé et formulé douze équations spirituelles illustrées par douze diptyques asymétriques. Je distingue équations spirituelles et Lois spirituelles. Je ferais peut être une série sur les Lois spirituelles.
D’une manière générale, je m’autorise à élaborer des hypothèses ou des convictions sur divers sujets tels que les mémoires, l’immédiateté, la conscience, le temps, la guérison, etc.
- Bien que vous ayez été reconnu internationalement à Florence, New York, Dubaï et ailleurs, votre pèlerinage artistique semble autant intérieur qu’extérieur. Comment conciliez-vous les exigences extérieures de visibilité, de prix et de reconnaissance avec la nécessité profonde d’authenticité spirituelle, et quels conseils pourriez-vous offrir aux jeunes artistes qui s’efforcent d’unir le sacré et le contemporain dans leurs propres pratiques ?
Bien entendu je remercie les nombreux jurys qui me soutiennent et m’encouragent. Je leur exprime toute ma gratitude. Mais je ne suis en fait reconnu, au moment où je vous parle, que par un petit nombre d’amateurs, d’experts ou de professionnels. Même si, sur mon site BPineau.com, le nombre de visiteurs progresse rapidement.
Les exigences extérieures n’ont aucun impact sur ma démarche spirituelle et artistique. Par contre, j’aimerais que mes œuvres perdurent et se répandent dans le monde entier comme des messagers. Comme des drapeaux à prières tibétains. Avoir plus d’acheteurs me permettrait de participer aux nombreuses expositions internationales qu’on me propose.
Pour les jeunes, je ferais un constat : Nos sociétés contemporaines sont dominées par les ingénieurs, les commerçants et les gestionnaires. Ils sont utiles et sont source de progrès et de confort, mais nous leur avons laissé trop de pouvoirs. Ils nous ont construit une société du mensonge, matérielle et sans repères. Société qui risque de devenir invivable dans un proche avenir avec l’IA, les robots, l’informatique quantique, les autocrates, etc. Nous avons un besoin urgent d’artistes, de sages, de penseurs, de créateurs, de leaders charismatiques, de poètes, de rêveurs, d’architectes, de moines, etc. Nous avons besoin d’humanité, de respect du vivant, de joie, de plénitude. Nous avons assez pris à la nature et nous pouvons nous contenter de ce que nous avons déjà pris.
De temps en temps de jeunes apprentis artistes me demandent des cours. Je leur demande toujours pourquoi ils veulent peindre et ce qu’ils ont à partager.